Pour protéger les enfants de l'inceste et des violences sexuelles, "il faut sortir de la culture du déni pour passer à une culture de la protection", ont plaidé jeudi Edouard Durand et Nathalie Mathieu, nouveaux coprésidents d'une commission très attendue sur ce sujet longtemps tabou.
Le juge des enfants et la directrice générale de l'association Docteurs Bru ont officiellement pris la tête de la "commission indépendante inceste et violences sexuelles faites aux enfants" (Ciivise), donnant un nouveau départ à ce chantier initialement présidé par l'ancienne ministre Elisabeth Guigou, qui a renoncé après avoir été citée parmi les proches du politiste Olivier Duhamel.
"Ensemble, nous avons un défi collectif très important à relever: écouter la parole des victimes qui se libère aujourd'hui, et, à partir de cette parole, élaborer une politique publique qui renforce une culture de la protection", a déclaré dans un entretien à l'AFP M. Durand, estimant que nous vivons une "période inédite".
"La société aujourd'hui se sent comptable de la protection des enfants victimes de violences sexuelles, elle est prête à changer. Mais les mécanismes du déni de la violence et de la complicité avec les agresseurs restent très puissants", a poursuivi le magistrat, observant que pour certains enfants, "la maison, l'école, le club de sport" sont les lieux "de la peur, du danger, de la violence", alors qu'ils devraient être ceux de la sécurité.
Début janvier, le livre de Camille Kouchner, qui accuse de viols sur son frère jumeau son beau-père Olivier Duhamel, a provoqué une onde de choc, entraînant des milliers de témoignages de victimes.
Cependant, cette "libération de la parole est une libération de parole d'adultes. Des enfants continuent aujourd'hui à subir des violences et à ne pas être repérés", a relevé Nathalie Mathieu.
- Rapports de domination -Ainsi, à travers un appel à témoignages qui devrait être lancé avant l'été, elle souhaite que la commission "écoute ce que les victimes vont raconter de leur parcours et des adultes qu'elles ont croisés et qui n'ont pas vu ou pas voulu voir les violences, pour améliorer cela".
En France, selon l'enquête Virage, 14,5% des femmes et 4% des hommes ont subi des violences sexuelles au cours de leur vie. Parmi eux, plus de la moitié des femmes et deux tiers des hommes ont subi ces violences avant 18 ans. Selon l'association Face à l'inceste, près d'un Français sur dix aurait été victime d'inceste.
Outre ses deux coprésidents, la Ciivise compte 20 membres, parmi lesquels des pédiatres, des travailleurs sociaux, une experte des violences subies par les personnes handicapées, Marie Rabatel, la psychiatre Muriel Salmona, la sociologue Alice Debauche, l'anthropologue Dorothée Dussy, un officier de la gendarmerie, des avocats, et sept "membres associés", dont d'anciennes victimes.
Chacun participera à l'un des cinq groupes de travail constitués: Pratiques professionnelles et protectrices, Soins et accompagnement de l'enfant et de la famille, Justice-police, Recherche, Enjeux de société.
"Il est temps de s'attaquer à la question de la famille et des rapports de domination à l'oeuvre dans la famille, les institutions et la société. Sinon on est encore là dans 20 ans", a fait valoir Mme Mathieu.
Très attendue par les victimes et les associations, cette commission travaillera pendant environ deux ans, avec un premier point d'étape au premier trimestre 2022.
"On n'attendra pas deux ans pour sortir un rapport qui s'empile sur un bureau. On a tous les deux envie que des choses soient visibles avant", a-t-elle prévenu, citant "des statistiques et partenariats avec des établissements scolaires ou fédérations de sport".
Dotée d'un budget de 4 millions d'euros, la commission est "indépendante du travail du gouvernement", a insisté jeudi le secrétaire d'Etat à l'Enfance, Adrien Taquet, qui porte depuis un an cette commission inspirée du travail mené dans l'église.
Son lancement survient alors que l'Assemblée nationale examinera la semaine prochaine une proposition de loi visant à renforcer la protection contre les violences aux plus jeunes, via notamment un seuil de "consentement" pour les mineurs fixé à 15 ans.
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