Au procès du bombardement qui a tué neuf soldats français en 2004 en Côte d'Ivoire, ouvert lundi à Paris, les accusés ne seront pas les seuls absents: des témoins clés restent introuvables et certains ex-ministres français se font désirer.
"Ça m'embête un peu, c'est un témoin important..." A l'entame d'un procès prévu jusqu'au 16 avril, le président de la cour d'assises, Thierry Fusina, est chiffonné, à défaut d'être surpris, par l'absence très probable de plusieurs témoins clés.
Il a déjà face à lui un banc des accusés vide. Depuis quinze ans, les trois ex-pilotes de l'armée ivoirienne poursuivis pour assassinat - le Biélorusse Yury Sushkin et les Ivoiriens Ange Gnanduillet Attualy et Patrice Ouei - sont introuvables.
Selon les enquêteurs français, sur la foi de nombreux témoignages, ils ont, le 6 novembre 2004, lâché des roquettes sur le camp français de Bouaké, tuant neuf soldats français et un civil américain, et faisant une quarantaine de blessés.
Leurs deux chasseurs Sukhoï-25 avaient été vendus à la Côte-d'Ivoire par un mercenaire français, sulfureuse figure des réseaux affairistes de la "Françafrique": Robert Montoya. Qui a également fourni des pilotes, dont l'accusé Yury Sushkin.
Sa dernière adresse connue le situe au Togo, où il se trouvait déjà à l'époque. "On a essayé de le convoquer, mais pas de réponse", déplore le président.
Pas de nouvelles non plus d'un autre mercenaire français, Jean-Jacques Fuentes, qui travaillait à l'époque côté ivoirien avec les accusés. Il serait "du côté de la Floride, sans plus de précisions", dit le président, qui "va essayer" de le faire venir. Mais personne n'est très optimiste.
Les ministres français de l'époque Michèle Alliot-Marie (Défense), Dominique de Villepin (Intérieur) et Michel Barnier (Affaires étrangères), sont également appelés à témoigner.
"Ils mentent, mais qu'ils viennent au moins mentir les yeux dans les yeux des parties civiles", a tonné juste avant l'audience Me Jean Balan, l'avocat de plusieurs dizaines de parties civiles.
Depuis des années, Me Balan voit derrière ce bombardement un coup tordu français destiné à renverser le président Gbagbo, jugé trop hostile à Paris. Aucune preuve ne vient étayer cette "manipulation". Mais de curieuses tergiversations des autorités françaises ont semé le doute chez les parties civiles.
- Mystère togolais -
Parmi les trois anciens ministres précités, seul Michel Barnier a clairement répondu qu'il viendrait témoigner.
Dominique de Villepin n'a pas confirmé sa venue. L'an dernier, avant que la pandémie ne vienne reporter le procès d'un an, il avait demandé à être dispensé "pour raisons professionnelles", l'inauguration d'une galerie d'art qu'il ouvrait à Hong Kong.
Le président a l'air optimiste sur sa venue, les parties civiles beaucoup moins.
Michèle Alliot-Marie, à l'époque ministre de tutelle des soldats français, préfère ne pas venir témoigner, estimant avoir déjà longuement répondu aux enquêteurs en 2010.
Le président avance qu'il pourra toujours "lire la déposition" de Mme Alliot-Marie, "et les parties civiles pourront faire leurs remarques".
L'avocat général, Jean-Christophe Muller, insiste, jugeant "tout à fait indispensable que Mme Alliot-Marie puisse témoigner". "Nous allons la relancer par courrier", répond le président.
Qui a donné l'ordre aux pilotes de bombarder la puissante force de paix française, un pari risqué pour une armée ivoirienne censée ne s'attaquer qu'aux rebelles du nord? Plus de quinze ans après, le mystère reste entier.
La France, qui a dans la foulée détruit l'aviation ivoirienne, a vite montré du doigt le président Laurent Gbagbo ou son entourage.
Mais Paris est aussi accusé d'avoir laissé filer des suspects biélorusses, dont Yury Sushkin, arrêtés quelques jours après le bombardement au Togo. Lomé avait offert à la France de les lui livrer.
Mais les ministères français concernés lui ont curieusement tous répondu de les laisser libre, avant d'avancer des justifications discutables et contradictoires.
Les responsables militaires en revanche devraient tous venir témoigner, dont le chef d'état-major de l'époque, le général Henri Bentégeat. Et le chef des forces françaises en Côte d'Ivoire à l'époque, le général Henri Poncet, qui s'est lui aussi "étonné" du peu d'empressement de Paris à s'emparer des suspects mis à dispositions par le Togo.
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