Des infirmières retraitées bataillent pour faire reconnaître leur cancer au travail #
Infirmières et aide-soignantes à la retraite, elles ont soigné toute leur vie des patients atteints de cancers à Rennes, avant de contracter la maladie. Exposées aux rayonnements ionisants et aux médicaments de chimiothérapie qu'elles manipulaient, elles demandent réparation et la reconnaissance d'une maladie professionnelle.
"Dans les années 1970-1980, on préparait les chimiothérapies à mains nues sur les paillasses, sans hotte pour aspirer les vapeurs toxiques, sans masque et même sans gants, alors qu'aujourd'hui les infirmières sont habillées comme des cosmonautes", témoigne Colette (les prénoms sont modifiés), 70 ans, ancienne infirmière du Centre de lutte contre le cancer Eugène-Marquis (CEM) de Rennes, établissement privé à but non lucratif.
"Parfois les seringues en verre fuyaient, les patients arrachaient leur perfusion de chimiothérapie ou nous vomissaient dessus. On en avait partout. On perdait nos cheveux, on avait mal aux yeux, à la tête", renchérit Irène, 80 ans, atteinte d'un cancer du côlon, qui a présenté, comme trois autres anciennes collègues, une demande de reconnaissance de maladie professionnelle.
Les soignantes devaient également administrer des traitements à base d'iode radioactif, manipuler des aiguilles de radium, quantifier des urines imbibées de radioactivité.
"Certains patients se promenaient avec des aiguilles qui crachaient de la radioactivité. On nous disait de faire vite mais personne n'avertissait que ça pouvait être aussi dangereux", témoigne Thérèse, 71 ans, qui lutte contre un cancer des ovaires.
"Il n'y avait pas de chambres plombées comme aujourd'hui. Les patients étaient 15 par chambre, ça irradiait de partout et nous n'avions qu'un tablier en plomb comme protection", ajoute l'ancienne aide-soignante qui évoque de simples "rubans rouges" accrochés aux poignées de portes pour avertir de la présence des rayonnements.
Interrogé, le directeur adjoint de l'établissement Pascal Briot admet qu'un "ruban rouge" comme mesure de protection semble aujourd'hui "surréaliste". "il n'est pas question de démentir la parole de ces personnes. Je marque simplement mon étonnement car à l'époque j'étais soignant dans d'autres établissements et je n'ai jamais constaté de carence", explique-t-il.
Une enquête interne auprès des médecins de l'époque n'a "pas révélé d'anomalie". "Les chimios n'étaient pas préparées comme aujourd'hui dans des isolateurs en pharmacie centrale mais dans les services par les infirmières, dans le respect des normes de protection de l'époque", poursuit M. Briot.
Sylvie Heuveline, délégué syndicale SUD, a recensé sept salariées qui ont fait des fausses couches ou ont accouché de bébés malformés entre la fin 1970 et le début 1980, comme un bébé né avec un demi coeur.
"Les effets de ces thérapies n'étaient sans doute pas complètement identifiés", commente-t-elle, citant des protections "facultatives" dans les années 1980. Les conditions de travail se sont toutefois améliorées selon elle à cette époque, avec l'emménagement dans un nouveau bâtiment.
Entre 1980 et 2017, 25 salariés atteints de cancers ont été identifiés par l'une des requérantes, Marie-Pierre Sénéchal, une ex-infirmière décédée à 71 ans en novembre d'un double cancer. "On nous a volé nos vies. On nous martelait que le cancer n'était pas contagieux, donc aucun risque", témoignait-elle par écrit.
Aucune des quatre anciennes soignantes d'Eugène-Marquis n'a encore obtenu de reconnaissance en maladie professionnelle, selon le Collectif de soutien aux victimes des pesticides de l'Ouest qui les assiste et pour qui la reconnaissance est "une question de justice sociale face à un milieu médical verrouillé".
"Entre 2013 et 2017, 1.840 cancers professionnels ont été reconnus en moyenne par an, soit 0,5% des nouveaux cas de cancers", indique un rapport de l'Assurance maladie. "80% sont liés à l'amiante et 95% sont reconnus dans les tableaux de maladies professionnelles".
Or, aucun des cancers des soignantes bretonnes n'apparaît dans ces tableaux. Aux victimes donc de démontrer que leur pathologie est directement liée à leur travail et que l'exposition professionnelle a joué un rôle "essentiel" dans l'apparition de la maladie.
De fait, certains médicaments cytotoxiques (utilisés en chimiothérapie, ndlr) sont classés "cancérogènes certains" par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC).
"Les premiers classements du CIRC datent des années 1980. Quand on regarde les pathologies pour lesquelles un lien causal est établi avec des expositions à ces cancérogènes, on est surtout sur des leucémies, il n'y a globalement pas de lien causal établi avec d'autres cancers", souligne Béatrice Fervers, oncologue au Centre Léon-Bérard à Lyon.
Malgré la reconnaissance scientifique de leur caractère cancérogène, aucun des cytotoxiques n'apparaît dans le règlement européen qui répertorie les substances "chimiques cancérogènes mutagènes et reprotoxiques" (CMR) car ils sont considérés comme des médicaments. Or c'est cette réglementation qui s'impose dans le code du travail.
De plus, "il y a peu d'études épidémiologiques sur le risque cancérogène constitué par les médicaments anticancéreux pour les soignants, alors que cela concerne la plupart des services hospitaliers", souligne Antoine Villa, toxicologue et médecin du travail à Marseille. Il regrette aussi l'absence de "valeur toxicologique de référence au-dessus de laquelle on sait qu'il y a un excès de risque non acceptable de cancer".
Et si les soignants sont exposés à des doses bien moindres que les patients, ils peuvent l'être pendant des décennies.
Selon l'INRS (Institut national de recherche et de sécurité), les expositions perdurent aujourd'hui: dans une étude publiée en 2018, des traces d'anticancéreux ont été retrouvées dans les urines de 53% des 250 personnels hospitaliers suivis.
Des échantillons collectés sur des poignées de porte, draps, etc, ont également révélé des "contaminations fréquentes". Les anticancéreux présentent "des risques d'autant plus préoccupants (...) que les connaissances restent encore insuffisantes pour en apprécier avec certitude l'impact à long terme", préviennent les auteurs.
En Europe, des discussions sont en cours pour inclure les médicaments de chimiothérapie dans la directive européenne "Cancérogènes et mutagènes". Leur manipulation "peut entraîner des erreurs, des déversements, des blessures par piqûre d'aiguille et une contamination qui présentent des risques évidents pour la santé", souligne l'Institut syndical européen.
En France, l'Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire) a proposé en octobre d'introduire 18 substances anticancéreuses dans les cancérogènes répertoriés par le code du travail.
"Cela aura des conséquences sur les obligations des employeurs en matière de protection et de prévention car cela rentre dans la réglementation", explique Henri Bastos, directeur santé-travail à l'Anses, même si l'entrée dans les tableaux des maladies professionnelles n'est selon lui "pas à l'ordre du jour".
Une situation que déplore Annie Thébaud-Mony, directrice de recherche honoraire à l'Inserm. "Faute d'études épidémiologiques, il n'y a aucune prise en compte de ces cancers, d'autant qu'il peut s'écouler plusieurs dizaines d'années entre l'exposition et leur survenue", rappelle-t-elle.
Et même avec des études, "il s'agit de probabilités qui ne conduisent pas à une démonstration certaine". Selon cette spécialiste des cancers professionnels, il est en revanche "impossible" de soutenir que les cancérogènes n'ont joué aucun rôle dans le déclenchement de la maladie.
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