Deux chercheurs déplorent "l'américanisation" des sciences sociales #
La recherche en sciences sociales a dérivé vers les questions de race parce que les financements sont plus faciles à trouver avec ce postulat, estiment l'historien Gérard Noiriel et le sociologue Stéphane Beaud.
Ces deux chercheurs publient vendredi "Race et sciences sociales, essai sur les usages publics d'une catégorie" (éditions Agone), qui déplore que le facteur de la classe sociale soit perdu de vue.
Q: Vous avancez l'idée d'une "américanisation" de la recherche universitaire française, et une critique de la théorie d'un "retard" vis-à-vis du phare que seraient les Etats-Unis. En quoi cette vision vous paraît-elle problématique?
Gérard Noiriel: "L'idée d'un +retard+ par rapport aux Etats-Unis repose sur l'idée que la France républicaine aurait été constamment +aveugle+ à la race. C'est la thèse du +color blindness+. Nous contestons cet argument dans le livre en montrant que depuis le début de la IIIe République, la question raciale a été un enjeu majeur des polémiques politico-journalistiques franco-françaises. La référence américaine a été constamment utilisée par ceux qui voulaient légitimer la racialisation du discours public, par opposition à la référence allemande XX qui servait de repoussoir".
Q: Entre vous et les chercheurs qui pensent la race comme un facteur explicatif crucial, le dialogue est-il devenu impossible?
Stéphane Beaud: "On ne peut pas dire impossible mais on mesure la difficulté de la tâche. Nous sommes dans un moment de passage des relais entre générations de chercheurs en sciences sociales. D'une certaine manière nous incarnons l'ancienne génération, formée dans le creuset des années 1970, avec un marxisme profondément amendé et renouvelé par les historiens anglais et la sociologie de Bourdieu. La nouvelle génération de sociologues a grandi dans un tout autre contexte historique et intellectuel: fin du marxisme et éclatement et disqualification de la classe ouvrière, internationalisation des parcours universitaires. Elle a découvert lors de séjours en Amérique du Nord le mode de pensée intersectionnaliste, avec le primat assez systématiquement accordé à la variable dite de la race. Ces sociologues nous voient du côté des ringards et doivent compter avec le fait que l'argent des contrats de recherche (notamment européens) se situe aujourd'hui du côté de la race, pour le dire dans un raccourci".
Q: Avant de faire paraître votre ouvrage, vous en avez livré les conclusions dans Le Monde diplomatique. Qu'est-ce qui vous a le plus frappés dans les réactions?
Gérard Noiriel: "Bien sûr on savait que nos positions, pourtant ni renversantes, ni iconoclastes, allaient être attaquées mais on n'imaginait pas l'ampleur et la violence des réactions. C'était sidérant et bien sûr symptomatique. Les réseaux sociaux jouent un rôle majeur dans cette grave dégradation des formes du débat public".
Q: Quelle conséquence cela a-t-il en politique? Les chercheurs ont une influence dans l'élaboration des programmes électoraux des parties de gauche?
Stéphane Beaud: "Pour qu'on ait une influence, il faudrait que nos travaux soient lus et compris par les politiques. On peut avoir des doutes à ce sujet. On peut même considérer qu'une racine forte de la crise de la gauche française se trouve dans cette perte du dialogue avec les travaux des sciences sociales. Il reste, à gauche, une sorte de fascination pour le +grand penseur+ et une grande indifférence pour les recherches empiriques, sauf sans doute celles de l'économiste Thomas Piketty".
hh/fmp/ao
