Classe ou race? Le livre qui divise la gauche universitaire française #
Quel facteur détermine le plus le devenir d'un individu dans la société? Sa classe sociale ou son origine ethnique? Un livre d'un historien et un sociologue s'en prend aux chercheurs qui se focalisent sur la race.
"Race et sciences sociales, essai sur les usages publics d'une catégorie" (éditions Agone) de Gérard Noiriel, 70 ans, et Stéphane Beaud, 62 ans, est un plaidoyer pour une sociologie fondée sur les classes, et contre les "assignations identitaires".
"Notre principal but est d'essayer de mieux armer les jeunes apprentis en sciences sociales contre l'erreur de croire qu'une seule clé permet d'ouvrir toutes les serrures de la connaissance", écrivent-ils. Cette clé, ce serait "la racialisation du monde social".
Avant même sa sortie, vendredi, l'ouvrage a été très mal reçu, par ceux qu'il vise nommément et par d'autres qu'il remet en cause implicitement.
"C'est la première fois que je vois de la white cancel culture", dit à l'AFP Pascal Blanchard, accusé par Gérard Noiriel d'être à la tête d'un "business post-colonial".
Cet historien, qui n'a pas fait carrière dans l'université, cumule des activités en muséographie, conseil scientifique et projets éditoriaux comme le livre controversé "Sexe, race et colonies" (2018). Pour ses adversaires, ses travaux manquent de rigueur.
Il répond: "Noiriel est un historien brillant qui a fait oeuvre utile en montrant la place des luttes ouvrières dans l'intégration des immigrés. Mais là, ce n'est pas son meilleur livre, loin de là: il est incompétent sur la question. Il n'a jamais rien compris à la place du colonial, donc du racial".
Eric Fassin, professeur de sociologie à l'université Paris 8, est également pris à partie comme l'un des défenseurs de la thèse d'un "racisme d'Etat", à laquelle Gérard Noiriel et Stéphane Beaud n'accordent aucun crédit.
"Si Stéphane Beaud et Gérard Noiriel souhaitent vraiment un débat scientifique, il faudra qu'ils acceptent de le mener dans une revue scientifique, plutôt que dans un essai", explique-t-il à l'AFP.
D'après Eric Fassin, ces auteurs ont tort de résister au renouvellement des approches des sciences sociales: "Aujourd'hui, les travaux sur la race et l'intersectionnalité sont portés par de nouvelles générations, qui sont moins uniformément blanches et masculines que la nôtre".
"Intersectionnalité": ce terme qui n'est arrivé que récemment en français est l'un des points de contention. Il désigne le croisement chez certains individus de traits d'identité propices aux discriminations: genre, race, classe, orientation sexuelle.
Dans "Race et sciences sociales", on lit que ce concept importé des Etats-Unis n'explique pas grand-chose, et sert surtout d'"étendard" à des chercheurs "racialistes".
Comme le raconte l'ouvrage, MM. Fassin, Noiriel et Beaud collaboraient encore en 2006, à l'occasion d'un ouvrage intitulé "De la question sociale à la question raciale?" Puis a eu lieu un schisme, un "basculement" tel que ce n'est plus envisageable.
"Les uns et les autres tendent à se caricaturer", déplore, sous couvert de l'anonymat, un autre sociologue interrogé par l'AFP, qui ne veut prendre parti ni pour les uns, ni pour les autres. Or "le débat est passionnant: quels sont les rapports de domination réellement prévalents aujourd'hui?"
Les universitaires qui se posent cette question reçoivent régulièrement une salve de critiques virulentes des politiques, qui leur reprochent de nourrir le ressentiment contre la République.
Dernière en date, mercredi à l'Assemblée nationale par sa vice-présidente (LR) Annie Genevard: "L'université est une matrice intellectuelle. Elle est traversée aujourd'hui par des mouvements puissants et destructeurs. Ils s'appellent le décolonialisme, le racialisme, l'indigénisme, l'intersectionnalité, bref une offensive idéologique au nom de minorités".
Ces attaques restent le seul moment où des chercheurs opposés sur beaucoup de questions parviennent à tomber d'accord: quand, déplore Eric Fassin, "nos gouvernants, à l'exemple de magazines et des réseaux sociaux, s'en prennent aux études sur le genre et la race".
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