"Ils ont un monde à eux". Un Maire, un lycéen, une éducatrice et un policier gradé de l'Essonne racontent à l'AFP la difficulté de cerner les jeunes qui vivent "dans leur réalité", celle du "buzz de la violence", où tout va toujours plus vite.
La semaine dernière, l'Essonne a été frappée par les décès de deux adolescents de 14 ans survenus en moins de 24 heures lors de deux rixes distinctes dans deux villes distantes de 45 kilomètres, Saint-Chéron et Boussy-Saint-Antoine.
Selon une source proche de l'enquête, aucun élément ne permet d'expliquer pour l'heure les deux rixes mortelles, pour lesquelles 13 personnes au total ont été mises en examen. A Boussy-Saint-Antoine, "un rendez-vous" aurait été donné via l'application Snapchat mais "aucune provocation" n'a été identifiée, a précisé cette source.
- Damien Colas, maire PS de Boussy-Saint-Antoine: "Comme un rite initiatique"
"C'est une confrontation historique, vieille de 40 ans, entre ces deux quartiers, le Vieillet à Quincy et les Cinéastes à Epinay, sans raison objective, sans trafic de drogue, c'est juste culturel (ndlr: Boussy-Saint-Antoine est situé entre les 2 communes). Pour ces jeunes, c'est un mythe, comme un rite initiatique: Il faut se faire un type de l'autre quartier pour devenir un homme.
Il faut casser cette chaîne de violence. Pour cela, il faut faire en sorte que les enfants de 6-8 ans de ces différents quartiers passent du temps ensemble.
Notamment en mutualisant nos centres de loisirs et nos services jeunesse, en faisant se rencontrer les collégiens. S'ils partent en vacances ensemble à 8 ans, ils ne se taperont pas dessus à 14 ans.
Il faut créer une communauté et faire ensemble de la rééducation de nos territoires.
Ce n'est pas uniquement un problème d'éducation parentale. La mère de l'enfant décédé sur ma commune n'est pas une mère démissionnaire mais une mère qui élève seule ses cinq enfants et qui travaille".
- Karl*, 15 ans, un lycéen habitant le quartier du Vieillet à Quincy-sous-Sénart: "Comme un spectacle"
"J'ai entendu qu'il devait y avoir une bagarre. J'ai un copain qui voulait vraiment y aller, il était curieux de voir ce qui allait se passer. On est arrivés sur les lieux et on a vu que c'était comme un spectacle. Il y avait des vingtaines de personnes qui regardaient.
J'ai vu un jeune homme tomber au sol. Il a commencé à trembler. Moi je n'ai pas su quoi faire. Je l'ai regardé, ça m'a choqué un peu. Je trouve ça bête en fait.
Ici, enfin, surtout avec la ville avec laquelle ça s'est passé (ndlr: Epinay), vraiment c'est une guerre entre guillemets qui dure depuis longtemps déjà.
- Corinne Chaigne, directrice-adjointe de l'association de prévention spécialisée Val d'Yerres-Val de Seine: "Ils ont un monde à eux"
"Toutes les semaines, il y a quelque chose, des affrontements entre bandes d'Epinay, de Brunoy, de Vigneux ou Quincy. C'est une vraie difficulté qu'on connaît depuis deux ans.
On sent quand des tensions sont en train d'arriver, on sent qu'il peut y avoir des +matchs retours+. C'est arrivé la semaine dernière, mais ça pourrait arriver n'importe quand.
Il y a une mutation, ils sont très jeunes embarqués dans le collectif et échappent complètement aux adultes grâce aux réseaux sociaux, tout devient très rapide, toujours plus vite. Les réseaux sociaux raccourcissent leur processus de pensée.
Ils sont très violents mais il y a un décalage entre ce qu'ils font, ce qu'ils disent et ce qu'ils ressentent. Le problème, c'est qu'ils ne pensent plus en individu mais en groupe.
Pour avoir un statut social dans le quartier, plus rien n'est raisonné, tout devient banal. Ils ne sont pas conscients de la violence, même d'être à plusieurs sur quelqu'un pour le taper, même de la mort.
Ils ont un monde à eux, difficile à appréhender, une société du buzz. Avant, ils voulaient devenir footballeurs dans les quartiers, maintenant ils veulent être influenceurs".
- Un policier gradé de l'Essonne: "Pas d'autres références que leur quartier"
"Leur éducation se fait plutôt à travers des identités de territoire, ils se connaissent d'une barre d'immeuble, d'un quartier. Ils ont l'impression que leur famille, ce sont leurs copains. Il y a une carence éducative, ce sont des gamins qui grandissent dehors et en groupe.
A 13 ans ou 14 ans, ils ont déjà appris les rapports de force. Quand on arrive, c'est trop tard, car ils n'ont pas d'autres références que leur quartier. Ils se créent une identité dans un rapport de force, mais n'ont pas un but forcément criminel.
On est complètement désarçonnés, au sens où c'est hyper difficile à détecter, on n'a jamais de signe avant-coureur suffisamment précis. Beaucoup de rencontres fortuites et beaucoup de problèmes se passent dans les établissements scolaires, qui sont quand même un sanctuaire".
* Le prénom a été modifié
bur-ali/pga/it