La mort de Moussa Sylla, agent de nettoyage, pendant son service à l'Assemblée nationale française, a ému classe politique, syndicalistes, chercheurs ou sociologues qui ont pointé du doigt les mauvaises conditions de travail des employés de la sous-traitance.
Les accidents du travail touchent des centaines de milliers de personnes chaque année en France. Ces derniers mois, plusieurs accidents mortels ont concerné des salariés d'entreprises sous-traitantes ou prestataires de services, notamment dans le secteur du nettoyage. Le dernier en date a ému jusque dans les hautes sphères du pouvoir politique français.
Le 13 juillet, durant une minute, les députés français de tous bords se sont levés et se sont tus, dans les rangs de l'Assemblée nationale, pour saluer la mémoire de Moussa Sylla, employé par la société sous-traitante Europ Net, décédé la veille.
L'homme, né en Mauritanie en 1970, est mort quelques jours après un accident dans un parking du Palais-Bourbon où il aurait perdu le contrôle d'une auto-laveuse.
Lors d'un rassemblement devant l'Assemblée nationale quelques jours plus tard, collègues de Moussa Sylla, syndicalistes et députés de gauche ont réclamé que les tâches de nettoyage y soient réinternalisées et que la sous-traitance disparaisse.
"Il faut arrêter cette externalisation vers des entreprises qui bien souvent manquent de vigilance, sans doute, à l'égard des conditions de leurs travailleurs", avait alors déclaré le député de La France insoumise (LFI, gauche radicale), Alexis Corbière, à l'origine de la minute de silence.
Contactée à plusieurs reprises par l'AFP, la société Europ Net n'a pas donné suite.
L'enquête de police doit encore établir les circonstances du drame.
Pour Fabrice Egalis, du syndicat la CGT, "le fait de choisir la sous-traitance est en grande partie responsable de cet accident mortel". "Il n'y a plus de relation de travail entre le donneur d'ordre et les salariés", mais une simple "relation commerciale" qui déresponsabilise le donneur d'ordre, dénonce-t-il.
La sécurité, "c'est négligé. Tout le monde doit être protégé", a déclaré, encore sous le choc, une femme de ménage de l'Assemblée nationale et collègue de Moussa Sylla ayant requis l'anonymat, lors d'un entretien à l'AFP.
"On vient travailler pour gagner sa vie ou nourrir la famille, pas pour laisser sa vie au travail", a-t-elle ajouté, évoquant la difficulté pour des employés à faire reconnaître par l'entreprise un accident du travail ou des allergies causées par certains produits d'entretien.
Cette tendance à externaliser certaines tâches vient de loin, rappelle Annie Thébaud-Mony, directrice de recherche honoraire à l'Inserm (institut français spécialisé dans la recherche médicale), spécialiste des cancers professionnels.
"Dans toute l'industrie depuis les années 1980 (...) la sous-traitance est devenue le moyen de se débarrasser de la question de la gestion des risques, de ne plus être soumis à des négociations sérieuses, pas seulement sur le plan du salaire mais aussi des conditions de travail", dit-elle à l'AFP.
- Peu de chiffres mais peu de doutes -
A l'origine, selon elle, deux "lois assassines": la loi de 1972, qui a fixé le cadre légal de l'intérim, et la loi de 1975, qui autorisait les entreprises à sous-traiter. "Ces deux lois ont été les outils de la flexibilisation du travail dans les années 1980 et ça s'est accéléré, avec l'assouplissement des règles du code du travail, en particulier sur la gestion des risques", souligne la chercheuse.
Interrogée sur la surmortalité que le recours à la sous-traitance induirait, selon les syndicats, elle est catégorique: "La sous-traitance est génératrice d'accidents du travail".
Problème, très peu de chiffres permettent de mettre en lumière cette tendance, selon elle.
"On a vraiment un manque de la statistique publique là-dessus, mais on a quand même une tendance forte sur laquelle on a finalement peu de questions", confirme Clément Ruffier, chargé de mission à l'Anact (Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail).
Beaucoup de donneurs d'ordre tendent "à sous-traiter les activités accidentogènes, les plus difficiles", et, dans le même temps, "les sous-traitants ont à la fois moins de ressources, un travail plus contraint et, c'est logique, moins de connaissances du site sur lequel ils interviennent", souligne-t-il. Autant de facteurs qui "remontent souvent parmi les éléments déclencheurs d'un accident du travail".
In fine, les accidents du travail rapportés par les salariés de la sous-traitance, certes parfois dévolus aux tâches les plus dangereuses, sont plus fréquents, avec 11% à déclarer "au moins un accident durant l'année écoulée": c'est près du double par rapport aux salariés des donneurs d'ordres (6%), selon une étude de la Direction des statistiques du ministère du Travail (Dares) de 2011, qui fait partie des documents les plus récents publiés sur le sujet.
- Compression des coûts -
La difficulté à quantifier les cas, voire une surmortalité chez les entreprises sous-traitantes, tient notamment aux classifications retenues par l'Assurance maladie, qui ne permettent pas d'établir de statistiques fiables, selon Mme Thébaud-Mony.
Par exemple, même s'ils travaillent pour une entreprise industrielle, "les intérimaires sont comptés dans les activités de services (...), c'est pour ça que les chiffres sont parfois assez impressionnants dans le secteur tertiaire, alors que ce sont souvent des accidents qui arrivent dans l'industrie", explique Gérald Le Corre, un des responsables au syndicat CGT de l'inspection du travail.
Pour lui, il faudrait "une analyse fine", ce qu'aucune instance publique ne fait pour l'heure, pour mieux comptabiliser les accidents du travail liés à la sous-traitance.
Parmi toutes les causes de l'insécurité liée à la sous-traitance, il en est une qui revient fréquemment, de l'avis général: "Cela peut participer d'une démarche de compression des coûts", dit Simon Picou, secrétaire national de la CGT-TEFP, syndicat des agents de l'inspection du travail.
Il déplore, comme nombre d'interlocuteurs, le recours à la sous-traitance en cascade, notamment dans des secteurs comme celui de la construction.
"C'est un grand classique: quand on contrôle des chantiers, on se rend compte que l'entreprise censée être titulaire du lot +gros oeuvre+, va en réalité avoir un conducteur de travaux et c'est tout! Et tous les ouvriers qui exécutent réellement les travaux appartiennent à des entreprises sous-traitantes, et ça parfois, souvent, sur deux niveaux de sous-traitance, plus rarement trois", selon M. Picou.
"Chaque intermédiaire empoche une marge. Donc l'entreprise qui à la fin exécute les travaux, déduit de ce qui lui est versé la marge que se sont déjà versé les entreprises en amont dans la chaîne de sous-traitance", décrit-il.
"Du coup, si elle veut elle aussi dégager un bénéfice, elle va être tentée de rogner sur le matériel, la sécurité, ou de faire appel à des salariés non-déclarés, et on se retrouve avec un facteur aggravant en termes d'accident du travail".
Les salariés de la sous-traitance, lorsqu'ils sont sans-papiers, "renoncent encore plus à leurs droits et prennent des risque de manière inconsidérée", relève M. Le Corre.
Une dérive que certains professionnels eux-mêmes assurent vouloir contenir.
Ainsi, la Fédération française du bâtiment (FFB) considère que le recours à des sociétés sous-traitantes peut être "très utile, pour confier l'exécution de travaux très spécialisés" ou pour "pallier une surcharge d'activité". Mais elle déplore, "sur certains chantiers, la multiplication de la sous-traitance", notamment pour les marchés privés, où il n'y a pas de limites.
Elle milite ainsi depuis quelques mois pour "une proposition de loi qui permettrait de limiter la sous-traitance" au second rang, voire jusqu'à trois rangs, selon le type de marché.
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