Sur les rives de la mer Noire, en 2015, un équipage recruté dans d'obscures conditions se prépare à ramener un rafiot des Caraïbes en Europe. Mais sans savoir qu'ils allaient importer 2,3 tonnes de cocaïne, ont soutenu les accusés mercredi au procès du "Carib Palm".
Dans le box face aux magistrats de la cour d'assises spéciale du Nord, quatre hommes turcs, géorgien et ukrainien, âgés de 33 à 61 ans, casque de traduction sur les oreilles. Une vie passée dans le milieu maritime, comme mécanicien, capitaine sur des yachts privés ou dans la marine marchande, sans condamnation judiciaire.
Mais au fil de l'audience, se dessine une constellation de contacts plus ou moins identifiés, plus ou moins louches, qui les lient entre eux, à divers degrés. Une organisation criminelle turque de trafic international de cocaïne, selon l'accusation.
Le 10 décembre 2015, le cargo "Carib Palm" était arraisonné dans les eaux du Pas-de-Calais, avec 80 ballots de cocaïne en provenance du Venezuela.
- Thèse du "piège" -Trois mois plus tôt, en septembre 2015, les quatre accusés recherchent des missions en déposant leur CV en ligne, racontent-ils. "J'avais besoin de travailler", explique Huseyin Cakir, ressortissant turc de 58 ans. "C'était mon premier contrat après deux ans d'inactivité, à la suite du décès de ma fille" de 17 ans en 2013, tombée d'un balcon, avait-il affirmé lundi, sans pouvoir retenir ses larmes.
Un certain "Ismet" lui propose de ramener un bateau de Saint-Domingue en Pologne, pour y faire des travaux, puis en Turquie.
Il accepte. Recruté comme superviseur, il doit faire le lien entre l'équipage et "l'agence" de recrutement. La dernière partie des 9.000 dollars pour trois mois devait être remis à sa fille, chez lui, et il ignorait qu'il allait transporter de la cocaïne, selon lui.
Une thèse du "piège" que l'avocat général, Antoine Berthelot, balaie, s'attelant à souligner les contradictions de chacun des accusés et les éléments matériels à charge. Dans les affaires de Cakir, les enquêteurs français découvriront les coordonnées GPS des transbordements de la drogue et le téléphone satellitaire.
Malgré les angles morts de l'enquête et le brouhaha lié à l'interprétariat, la présidente Vinciane de Jongh s'emploie à essayer de comprendre : qui a recruté qui ? Quel était le rôle précis de chacun d'eux selon leur contrat ? A quel point se connaissaient-ils avant de s'envoler vers la République dominicaine, où ils monteront à bord du navire ? Que savaient-ils ?
- Kherson et Batumi -Car à la même époque de l'autre côté de la mer Noire, au port ukrainien de Kherson, un mécanicien turc, Ogun Savci, met en relation un entremetteur ukrainien, Yuri Lisovoy, avec un "Serguei". Ce dernier écrit avec une adresse mail russe pour proposer une mission, aux contours flous. "Ce n'est pas moi qui ai recruté les marins", affirme Savci.
"Ce Serguei, vous ne l'avez jamais vu, vous ne connaissez pas son nom et vous continuez à échanger avec lui. Et s'il ne paie pas ?", feint de s'étonner l'avocat général.
"C'est Yuri qui organisait les réunions" avec les neuf marins ukrainiens, appuie aussi Oleksandr Khaskvevych, 33 ans, qui était chef de quart à bord du vraquier et conteste son rôle d'intermédiaire. "Pourquoi alors est-ce à vous que Yuri écrit +dis que je n'ai pas d'infos ni d'influence+ ?" au moment des arrestations, relève le ministère public.
Le capitaine géorgien de 61 ans, Badri Beridze, cheveux blancs et mains paralysées à cause d'une maladie, tient lui aussi à se défendre. Contacté à Batumi par un "Geno", il a pu penser transporter des cigarettes, mais jamais imaginé qu'il s'agisse de cocaïne, ce qu'il comprendra, dit-il, une fois en Colombie.
Six accusés sont toujours dans la nature. Dont Mehmet Murat Buldanlioglu, qui aurait fourni les coordonnées GPS et aurait payé l'équipage en liquide à Saint-Domingue.
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